Cet article fait suite à la découverte de The Caring Gallery lors de sa deuxième exposition « Politiquement intime », présentée en avril 2022 et à laquelle j’ai assisté avec beaucoup de plaisir et de curiosité. Cette galerie fondée par Florence Manuguerra sur un modèle éthique et unique, inspiré des philosophies de la relation et de la sollicitude, a retenu toute mon attention.
The Caring Gallery : un concept novateur et audacieux
The Caring Gallery, première galerie d’art guidée par une vocation sociétale et environnementale explicitement inscrite dans ses statuts, ose un pari à la fois simple et ambitieux : vendre des oeuvres d’art et changer le monde.
Change the world, buy art* (1)
Une apostrophe qui relève davantage de la conviction que de l’injonction consumériste.
Fondée par Florence Manuguerra en mai 2021, The Caring Gallery, par son nom et ses principes, s’inspire de la philosophie de la sollicitude, mieux connue sous l’appellation de la philosophie du Care (soin), conceptualisée par Joan Tronto (2) notamment. Cette éthique du Care correspond à l’ensemble des actions entreprises « pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». Ces actions s’attachent aux personnes, aux relations mais aussi aux objets, à l’environnement.
Quels sont ces principes de la sollicitude et comment The Caring Gallery réussit-elle à les mettre en oeuvre de manière concrète au sein de son modèle ?
Joan Tronto (2) propose quatre critères permettant de juger d’une éthique du Care qui soit à la fois bonne et effective (4). Reprenons cette typologie pour tenter de l’appliquer à l’exemple de The Caring Gallery.
1. Se soucier du besoin des autres (« Caring about »)
Le souci des autres commence avec la reconnaissance de leurs besoins. L’attention dirigée vers le besoin des autres est au fondement de toute action de soin. Le premier pas vers l’éthique du Care, c’est le constat de l’existence d’un besoin urgent, essentiel pour autrui ou son environnement, pourtant non satisfait alors qu’il existe des possibilités de réponse et des débuts de solution. Cette idée initiale semble aller de soi, pourtant il ne suffit pas d’avoir conscience d’un besoin pour le reconnaitre réellement : encore faut-il en avoir quelque chose à faire et vouloir y faire quelque chose !
Florence a su reconnaitre le besoin d’agir, de s’engager, de modifier sa pratique pour réconcilier le modèle marchand de l’art avec le bien commun. La fondatrice de The Caring Gallery a également ressenti le besoin de créer un espace de rencontres et de dialogue entre des univers différents, parfois éloignés, qu’elle a tous eu l’occasion de côtoyer grâce à son parcours pluridisciplinaire, mais qui ne se rejoignent pas naturellement. Elle a donc créé « la soirée des acteurs engagés », réunissant, pour chacune de ses expositions, des représentants du monde de l’art, du milieu associatif et de l’entreprise afin de faire naitre des synergies. Ces rendez-vous réguliers avec des acteurs engagés et complémentaires participent de la réussite du projet : prêter attention aux enjeux contemporains ensemble afin d’ouvrir un débat riche et foisonnant.
Comment être attentif et attentionné ?
Cela ne reste pas simple de se laisser saisir par les besoins du monde, d’être dans un état d’accueil de l’autre dans sa vérité, de faire le vide dans son esprit.
Bonne nouvelle : l’art nous invite à le faire !
La galerie de Florence devient ainsi cet espace formidable qui nous incite à être dans cet état d’attention à l’autre, première étape d’une éthique du Care. Les oeuvres d’art de The Caring Gallery proposent toutes un questionnement en lien avec avec nos grands enjeux et nos défis contemporains. La suite du cheminement appartient aux spectateurs et aux visiteurs de la galerie. Mais l’art engage au moins à ce premier pas. Il oriente notre attention vers le besoin des autres, accompagne notre regard vers une forme de vérité, levant ainsi le premier obstacle de l’éthique du Care : notre difficulté à porter et à prêter attention. L’éthique du Care est avant tout une philosophie de l’attention qui exige de cultiver cette qualité. L’art n’est pas en lui-même un acte de soin mais une manière d’appeler à l’attention et au souci des autres. L’art est un appel au Care. La philosophe Fabienne Brugère (3) le confirme : « l’art devient porteur d’une exemplarité éthique, celle de l’attention. »
L’art n’est pas simplement une médiation pour créer un monde plus juste, un vecteur de prise de conscience, ou l’objet d’une transaction dont la finalité participe d’un engament éthique supérieur. L’art participe de l’éthique du Care en proposant de nous reconnecter à notre faculté d’attention, d’être en interaction avec autrui, d’être pleinement disponibles et ouverts à la découverte de l’autre, prêts à recevoir ce qui habituellement n’arrête pas notre regard.
Le Podcast « attentionné » de The Caring Gallery peut également nous aider à réveiller notre attention, parfois endormie par le quotidien ou nos seuls intérêts.
2. Prendre en charge le besoin et assumer sa responsabilité (« Taking care of »)
Une fois le besoin non satisfait identifié, il faut vérifier que sa résolution est possible et que l’on est capable d’agir à son échelle, même partiellement. Reconnaitre pleinement un besoin, c’est choisir de le prendre en charge, de déterminer les réponses adéquates à apporter et d’assumer sa part de responsabilité dans ce processus exigeant.
The Caring Gallery s’inscrit dans un modèle économique pionnier et vertueux en reversant dix pour cent du chiffre d’affaires de ses ventes à des associations humanitaires ou caritatives, partenaires de la galerie. La galerie ne se contente donc pas de reconnaitre un besoin à satisfaire, elle assume pleinement sa responsabilité au moyen de collaborations effectives avec des organisations cherchant à améliorer durablement la société et la vie de ses membres pour faire face aux prochains défis : l’éducation, l’inclusion, la diversité, les droits humains, le climat, la biodiversité.
Cet engagement est d’autant plus sérieux que The Caring Gallery a adopté le statut d’entreprise « à mission », traduction juridique d’une responsabilité avec obligation de résultat. La galerie est responsable au sens fort du terme, avec l’obligation de répondre de ses actions et de ses décisions. Toute « société à mission », dont le concept a été introduit par la loi Pacte de 2019, est dotée d’une raison d’être et d’objectifs sociaux et environnementaux inscrits dans les statuts de l’entreprise, avec une obligation de résultat dans la réalisation de ces objectifs, mesurée par un organisme de contrôle indépendant. Le changement de paradigme souhaité par Florence s’inscrit donc dans un changement de modèle économique et juridique explicite.
3. Prendre soin et contribuer effectivement au travail du soin (« Care-giving »)
La responsabilité implique aussi l’action. Le soin n’est pas simplement une préoccupation intellectuelle et passagère, c’est aussi une pratique et une compétence à actualiser. Le soin est un processus actif continu ou un ensemble d’activités visant à assurer le bien-être et à soutenir la vie.
La galerie répond à cette exigence de pratique active, intégrée et immergée dans le réel. The Caring Gallery construit de véritables partenariats avec des associations qui oeuvrent sur le terrain, mettent en place des programmes et des plans d’action concrets afin de « soigner » le monde aux endroits où il souffre. La galerie offre une contribution financière aux acteurs de terrain qui prennent soin des autres et de l’environnement. Le don financier est bien une forme de soin dispensé, dans la mesure où les ressources offertes permettent la réalisation effective d’un travail de réponse aux besoins sociétaux. La fondatrice apporte un soutien financier et s’en remet aux compétences des associations dont elle sait que celles-ci vont oeuvrer pour une réelle prise en charge des problématiques à traiter.
Notons à nouveau que la production d’oeuvres d’art ne constitue pas en soi une action relevant du Care, selon Joan Tronto (2). Ce sont bien le modèle économique vertueux de la galerie et les valeurs portées par Florence qui soutiennent favorablement une éthique du Care en lui faisant également une place plus large dans les champs artistique, économique et social.
4. Recevoir le soin et y répondre (« Care-receiving »)
L’éthique du Care est une boucle continue qui commence et se termine avec le besoin.
L’acteur impliqué dans une activité de soin au sens large doit prêter attention à la réaction et à la capacité de réponse du bénéficiaire par rapport au soin reçu. L’observation du soin prodigué et reçu par le bénéficiaire permet d’évaluer l’adéquation entre la proposition de réponse et le besoin réel ou initial, ainsi que de vérifier la justesse dans l’identification du besoin. Une réponse adéquate au besoin ne doit pas provoquer de nouvelles problématiques ou des besoins complémentaires insatisfaits.
Ce dernier moment, dialogue entre l’acteur du soin et son bénéficiaire relativement au soin apporté, interroge l’interdépendance humaine. L’acteur qui aide et soutient doit rester humble dans sa mission et conserver une posture d’écoute. Sans parler de réciprocité stricte entre l’acteur du soin et son bénéficiaire, il existe un fort lien d’interdépendance entre les deux et une double vulnérabilité en miroir l’une de l’autre, dans ce duo aidant / aidé. La vulnérabilité mise en lumière par les oeuvres d’art et l’éthique du Care questionne enfin notre propre vulnérabilité en tant qu’être humain, remet en question ces notions d’autonomie et d’indépendance imposées par nos sociétés modernes. Nous sommes ramenés à notre condition vulnérable, idée difficile à admettre et pourtant essentielle dans notre appréhension de l’altérité et de l’humilité.
Cette éthique du Care fait enfin entrevoir la nécessité de prendre soin des artistes et de leurs oeuvres d’art. Par effet miroir avec les organisations soutenues par The Caring Gallery à travers la vente des oeuvres, l’amateur ou le passionné d’art prend également conscience de la vulnérabilité de l’art et de la nécessité d’en prendre soin.
Art et vulnérabilités
La notion de vulnérabilité est très présente en art (3). En tant qu’elle appartient aux domaines du sensible, de la subjectivité et de la singularité, une oeuvre est par nature vulnérable. Inutile, non consommable, sans valeur d’usage, l’art lutte contre notre indifférence. Combien d’oeuvres invisibles, ignorées, oubliées, écartées ? Mais aussi, combien de besoins écartés, oubliés, ignorés, invisibles ? Dans nos entreprises, nos écoles et nos institutions, dans la rue et nos cercles d’amis, en famille et en amour. Comment alors repenser notre champ d’attention au quotidien ?
L’art aussi parfois transgresse, questionne, remet en cause, menace. Les normes, les règles, les standards, les codes, l’ordre établi. Certaines oeuvres, comme celles de l’exposition « Politiquement intime » contestent, dénoncent, crient. Elle reçoivent de l’incompréhension, de la colère, du déni. Ou bien au contraire de l’enthousiasme, du soulagement, de l’apaisement. L’art aussi a besoin de l’attention des autres pour exister.
Le point commun ou le trait d’union entre l’art et l’éthique du Care est cette capacité à exposer la vulnérabilité des êtres et de leurs interactions. L’enjeu d’une éthique du Care n’est pas de nous présenter une relation asymétrique entre d’un côté l’être vulnérable, fragile, dépendant, en souffrance ou porteur d’un besoin non satisfait, et de l’autre, un être intrinsèquement fort, protecteur et autonome, capable de porter secours, en lien avec ses valeurs de justice ou dans un élan de solidarité. Le Care nous rappelle au contraire que la vulnérabilité est encore la chose du monde la mieux partagée. L’invulnérable peut devenir vulnérable et inversement. L’éthique du Care, c’est la coopération de deux vulnérabilités. Le soignant et le soigné doivent prendre soin l’un de l’autre. La relation de soin ou l’aide apportée à un autre, ne doit pas être appréhendée comme une relation de pouvoir mais comme une interdépendance entre deux vulnérabilités.
The Caring Gallery : une éthique du Care effective et actualisée
La mission et l’ambition de The Caring Gallery sont en accord avec une véritable éthique du Care en intégrant les quatre composantes essentielles de cette philosophie de la sollicitude : l’attention, la responsabilité, la compétence et la capacité de réponse. La galerie de Florence démontre que le Care, le souci de soi et des autres, n’appartient pas qu’au milieu caritatif et porte en lui la racine de la charité, à savoir l’amour d’autrui et du monde, capable de surgir n’importe où.
The Caring Gallery est une initiative remarquable, qui mérite d’être suivie de près, tant pour les valeurs portées par sa fondatrice que pour le plaisir esthétique.
Nous sommes impatients de découvrir les futures sélections d’oeuvres d’art mettant en lumière les défis sociétaux et politiques actuels dont les enjeux sont également soutenus par des associations partenaires de la galerie, qui ont à coeur de prendre soin des autres et du monde que nous habitons.
Découvrir les prochaines expositions de The Caring Gallery
Sources et ressources
(1) *Changez le monde, achetez de l’art. Voir le site de The Caring Gallery
(2) Tronto Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009 [1993], pp. 142 à 153.
(3) Fabienne Brugère, « Prenons soin des œuvres. Comment aller de Heidegger à Sophie Calle ? », [Plastik] : Quand l’art prend soin de vous. Les tropismes du care dans l’art aujourd’hui #06, 18 avril 2019.
(4) Fabienne Brugère, « Pour une théorie générale du « care », La Vie des idées, 8 mai 2009.
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